Morphée
Voici un texte que j’ai écrit en 2013, si ma mémoire est bonne, et qui est issu du recueil de nouvelles « Incarnations ».

Morphée vint à moi comme la Mort, par-derrière, en silence et d’élégante façon. Un baiser sur la nuque, la main sur l’épaule, le ventre contre mes reins, c’est ainsi qu’il se fondit en moi et me posséda. Devenu seul maître de mon bateau ivre, je m’étais abandonnée sans la moindre résistance. Il me voulut déesse en son royaume des Songes, et j’avais accepté, car ce dieu avait tout en lui des fantaisies dont je rêvais.
C’est ainsi que, nuit après nuit, au rendez-vous des Songeurs de Lune, je rejoignais mon onirique époux.
Une blanche nuit, alors qu’un rassemblement avait lieu au sommet de mon esprit tourmenté, Morphée vint me trouver, m’offrant une robe de moire à galons d’eau pure, ainsi qu’une parure de pierres mouvantes. Avec un regard plus profond encore que mes songes abyssaux, il prit ma main et m’emmena.
Nous arrivions alors au bord d’un lagon qui n’en avait que l’apparence, car l’eau était une immense prairie de fleurs d’étoiles, ondulantes, chatoyantes, aux reflets fantastiques offerts par un éclatant mais froid soleil. Tout autour, les falaises et rochers qui enfermaient cette beauté étaient les deux jambes, immenses, d’une femme-forêt. Ses pieds arqués comme ceux d’une ballerine pointaient vers l’horizon d’où naissaient les fleurs d’étoiles. Envahissant progressivement le lieu enchanté, elles embrassaient les mousses chaudes et humides qui habillaient l’aine végétale. Se dégageait de cet antre ouvert, l’envoûtante et particulière odeur du sel, flottant là tout autour de nous, invitant inéluctablement à l’ivresse…
Il n’y avait en cette caverne qu’une entrée. Mais en y pénétrant, il n’y avait ni plafond ni sol ; les parois rocheuses auxquelles je m’attendais étaient remplacées par le vide, l’espace infini, une toile noire trouée d’étoiles multicolores. Ni ciel ni terre, rien qu’un gigantesque parterre de pétales scintillants qui se gonflait pour inspirer, puis perdait de son volume pour expirer.
C’était la respiration du Rêve.
Attirée par ce souffle divin, déstabilisée par la douceur de ce tapis irisé, je tombais à genou, emmenant Morphée dans ma chute, contre mon dos. Ses lèvres effleurèrent ma nuque et je m’endormis ici. Je rêvais alors que j’étais un homme qui rêvait qu’il était un papillon, comme cet empereur chinois qui au matin se demandait s’il n’était pas plutôt un papillon qui rêvait qu’il était un homme.
Aussitôt, mes yeux se rouvrirent sur la féerie du poumon merveilleux.
Morphée m’apparut, souriant, superbe, au-dessus de moi. Instant sacré. Sous le soulèvement du parterre, il me pénétra, et ces ondulations offraient à mon corps des mouvements inconnus qui m’empêchaient de capturer mon amant puis me permettaient ensuite de l’avaler tout entier. De ma parure, de ma robe de moire, il ne restait plus que les galons d’eau coulant en rivières chaudes sur ma peau nue, brûlant sous la caresse de ce dieu amoureux. Nos corps se soulevaient et retombaient au rythme même de nos propres respirations, les pétales pigmentaient nos épidermes devenus argentés, devenant eux-mêmes réflexion de lumière.
Pour flatter mon sein, il avait rendu sa langue fourchue afin d’en saisir l’extrémité, dure et tendue, tandis que sa verge gonflée allait et venait, à la fois tendrement et puissamment, dans une danse effrénée à faire jouir mille vierges en un concert de hurlements. Nos bouches se cherchaient sans cesse pour s’accrocher à cet indéfinissable moment, ses cheveux d’or se nouaient aux miens tressant une corde lancée vers l’extase, toujours plus longue, toujours plus fine sur laquelle le roi orgasme glissait en gémissant sans retenue. Nos doigts se croisaient, les dos se cambraient, tout de nous étincelait dans une vive et pure lumière blanche dont l’énergie nous portait au sommet du plaisir, dans une vibration infernale qui fit soudainement éclater le rêve en une poussière opaque recouvrant tout autour de nous.
Seuls, enlacés dans le néant et privés de la vue, nous décidâmes de n’être plus qu’un, pour ne pas nous perdre dans le chaos des cœurs emballés. C’est donc en caresses d’eau que nous redessinions notre corps, unique, l’un dans l’autre et que jusqu’au réveil, inlassablement, j’empruntais sa main pour retrouver en moi la magie de ses doigts. Et c’est avec chaque souffle d’un solitaire plaisir que nous reconstruisions le poumon du rêve, redonnant leur parfum salé aux fleurs d’étoiles…
Étais-je une femme qui rêvait qu’elle était une déesse ?
Incarnations
Lucy Dayrone & Gabriel Leroy
– recueil de nouvelles et poèmes –

